Ils avaient pris l’habitude de se lever à l’aube et de dîner à la lueur du dernier rayon du jour. En fin de soirée, seule une chandelle vacillait dans l’ombre, au chevet du patient anglais, à moins que ce ne soit une lampe à pétrole à moitié pleine, si Caravaggio s’était bien débrouillé ce jour-là. Mais les couloirs et les autres chambres demeuraient dans l’obscurité, comme dans une cité ensevelie. Ils finirent par s’habituer à marcher dans l’ombre, les mains tendues, tâtant les murs du bout des doigts.

« Finie la lumière. Finie la couleur…  » se chantait et se rechantait Hana. Il fallait mettre un terme à cette habitude exaspérante qu’avait Kip de sauter en bas des marches, la main au milieu de la rampe. Elle imaginait ses pieds voltigeant et allant atterrir dans l’estomac de Caravaggio qui remontait en sens inverse.

 

Une heure plus tôt, elle avait éteint la bougie dans la chambre de l’Anglais. Elle avait retiré ses chaussures de tennis, son tablier était déboutonné à l’encolure à cause de la chaleur de l’été, les manches, vagues, étaient remontées tout en haut de son bras. Un délicieux désordre.

À l’étage principal de l’aile de la villa, à l’écart de la cuisine, de la bibliothèque et de la chapelle désaffectée, il y avait une cour intérieure vitrée. Quatre murs de verre et une porte vitrée donnant sur un puits couvert et des étagères de plantes mortes qui, jadis, avaient dû fleurir dans la pièce chauffée. Cette cour intérieure lui rappelait de plus en plus un herbier, quelque chose qui méritait un coup d’œil en passant, mais pas que l’on y pénètre.

Il était deux heures du matin.

Ils entrèrent dans la villa par des portes différentes. Hana par la porte de la chapelle, au bas des trente-six marches ; lui, par la cour qui était au nord. En pénétrant dans la maison, il retira sa montre et la glissa dans une niche où reposait un petit saint. Le patron de cette villa-hôpital. Il avait déjà retiré ses chaussures, il était juste en pantalon. La lampe attachée à son bras était éteinte. Il ne portait rien d’autre. Il se tint là, un moment, dans l’obscurité, un garçon maigre, un turban sombre, le kara flottant sur son poignet, à même la peau. Il s’adossa à l’angle du vestibule, comme une lance.

Il se faufila ensuite dans la cour intérieure. Il entra dans la cuisine et perçut immédiatement la présence du chien dans l’ombre ; il l’attrapa, l’attacha à la table avec une corde. Il prit ensuite la boîte de lait condensé sur l’étagère de la cuisine et revint à la pièce vitrée, dans la cour intérieure. En passant la main le long du bas de la porte, il sentit deux petits bâtons appuyés contre celle-ci. Il entra, referma la porte derrière lui, tout en glissant la main pour remettre les bâtons contre la porte. Au cas où elle les aurait repérés… Il descendit ensuite dans le puits. Il y avait, un mètre plus bas, une planche transversale qu’il savait solide. Il referma le couvercle derrière lui, se blottit là, imaginant Hana en train de le chercher ou de se cacher, et se mit à téter la boîte de lait condensé.

 

Elle le soupçonnait capable de quelque chose de ce genre. S’étant faufilée dans la bibliothèque, elle alluma la lampe attachée à son bras et longea les étagères qui allaient de ses chevilles jusqu’à des hauteurs invisibles. La porte était fermée, aucune lumière ne pouvait donc attirer l’attention de qui que ce soit dans les couloirs. Pour entrevoir une lueur à travers les portes vitrées, il aurait fallu qu’il soit dehors. Elle s’arrêtait presque à chaque pas, cherchant une nouvelle fois parmi ces livres à prédominance italienne l’ouvrage anglais sortant de l’ordinaire dont elle pourrait faire présent au patient anglais. Elle avait fini par chérir ces volumes parés de leurs reliures italiennes, par affectionner leurs frontispices, leurs illustrations en couleurs recouvertes de papier de soie, leur odeur et même la façon dont ils craquaient quand on les ouvrait trop vite, comme si l’on brisait une invisible série d’os minuscules. Elle s’arrêta une fois de plus. La Chartreuse de Parme.

 

« Si jamais je me tire d’affaire, dit-il à Clelia, j’irai voir les beaux tableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom : Fabrice del Dongo ? »

 

Caravaggio était allongé sur le tapis, à l’autre bout de la bibliothèque. De ses ténèbres, on aurait cru que le bras gauche de Hana était du phosphore à l’état pur, qui éclairait les livres, moirait de roux ses cheveux sombres, brûlait contre le coton de son tablier et la manche ballon cachant son épaule.

 

Il sortit du puits.

 

Le diamètre de lumière s’agrandit autour de son bras avant d’être absorbé par l’obscurité, il sembla donc à Caravaggio qu’une vallée d’ombre les séparait. Elle glissa sous son bras droit le livre à la couverture brune. Au fur et à mesure qu’elle bougeait, de nouveaux livres apparaissaient, d’autres disparaissaient.

Elle avait pris de l’âge et il l’aimait davantage, maintenant, qu’à une époque où il l’avait mieux comprise, où elle était le produit de ses parents. Elle était aujourd’hui ce qu’elle avait décidé de devenir. Il savait que, s’il avait croisé Hana dans une rue, quelque part en Europe, il lui aurait trouvé l’air familier, mais il ne l’aurait pas reconnue. Le premier soir où il s’était rendu à la villa, il avait masqué sa surprise. Le visage ascétique de la jeune femme, glacial à première vue, avait une certaine finesse. Il comprit qu’au cours des deux derniers mois il avait lui-même évolué vers ce qu’elle était devenue. Il avait peine à croire le plaisir qu’il éprouvait devant cette évolution. Des années plus tôt, il avait essayé de l’imaginer adulte, mais il avait inventé un être doté de qualités calquées sur sa communauté ethnique. Pas cette merveilleuse étrangère qu’il pouvait aimer d’autant plus profondément qu’il n’avait en rien contribué à ce qu’elle était.

Allongée sur le canapé, elle avait tourné la lampe vers l’intérieur afin de lire, elle était déjà plongée dans son livre. À un moment, elle leva la tête, écouta et se hâta d’éteindre.

Était-elle consciente de sa présence dans la pièce ? Caravaggio se rendait compte du bruit qu’il faisait en respirant, de la difficulté qu’il avait à garder un rythme régulier et posé. La lumière s’alluma un bref instant.

Soudain on eût dit que tout bougeait dans la pièce, sauf Caravaggio. Il entendit ce remue-ménage autour de lui, mais, à son étonnement, rien ne l’effleura. Le garçon était dans la pièce. Caravaggio se dirigea vers le canapé, il posa la main dessus, en direction de Hana. Elle n’était pas là. Au moment où il se redressa, un bras passa autour de son cou, l’empoigna et le tira en arrière. Une lumière brutale éclaira son visage, tous deux s’écroulèrent, hoquetant de surprise. Le bras à la lanterne le tenait encore par le cou. Un pied nu émergea à la lumière, passa devant le visage de Caravaggio et alla se poser sur le cou du garçon qui était à côté de lui. Une autre lumière s’alluma.

« Je t’ai eu. Je t’ai eu. »

Les deux corps sur le sol regardèrent la silhouette sombre de Hana au-dessus de la lumière. C’était elle qui chantait : « Je t’ai eu, je t’ai eu. Grâce à Caravaggio – qui a de sérieux problèmes respiratoires ! Je savais qu’il serait là, c’était lui l’attrape ! »

Son pied pressa plus fort sur le cou du garçon. « Rends-toi. Avoue ! »

Caravaggio se mit à trembler sous l’étreinte du garçon. Tout en sueur, il était incapable de se débattre. Les deux lampes étaient braquées sur lui. Il lui fallait se hisser de façon à s’enfuir à quatre pattes de cette terreur. Avoue. La jeune femme riait. Il avait besoin de calmer sa voix avant de parler mais ils écoutaient à peine, excités par leur aventure. Il réussit à se soustraire à la poigne faiblissante du garçon et, sans dire un mot, sortit de la pièce.

 

Ils se retrouvèrent dans l’obscurité. Où es-tu ? demanda-t-elle. Puis elle s’éloigna rapidement. Il se plaça de façon qu’elle vienne cogner dans sa poitrine, et la fit ainsi glisser dans ses bras. Elle mit la main sur son cou puis sa bouche contre sa bouche. « Lait condensé ! Pendant notre concours ? Lait condensé ? » Elle porta la bouche à son cou. À sa sueur. Elle le goûta, là même où elle avait posé son pied nu. Je veux te voir. Sa lumière s’allume, il la voit, le visage zébré de poussière, les cheveux relevés en une natte à cause de la transpiration, avec un grand sourire pour lui.

Il glisse ses mains fines dans les manches vagues de sa robe, puis les place sur ses épaules. Si elle s’éloigne, ses mains la suivront. Elle commence à se pencher, de tout son poids elle se laisse tomber en arrière, sûre qu’il la suivra, sûre que ses mains adouciront la chute. Alors il se pelotonne, les pieds en l’air, seuls ses mains, ses bras et sa bouche sont sur elle, le reste de son corps, la queue d’une mante. La lampe est encore attachée au muscle et à la sueur de son bras gauche. Son visage se coule dans la lumière pour embrasser, lécher, goûter. Son front s’essuie à l’humidité de sa chevelure.

Le voici soudain à l’autre bout de la bibliothèque, sa lampe de sapeur sautillant dans cette pièce qu’il a passé une semaine à débarrasser des détonateurs de toutes sortes, afin qu’elle ne présente plus aucun danger. Comme si cet endroit avait enfin échappé à la guerre, n’était plus ni zone, ni territoire. Il se déplace avec la lampe, balançant le bras, laissant entrevoir tantôt le plafond tantôt le visage rieur de la jeune femme tandis qu’il passe devant elle. Grimpée sur le dos du canapé, celle-ci regarde étinceler son corps mince. La prochaine fois qu’il repasse devant elle, il la voit, courbée, qui s’essuie les bras au bas de sa robe. « Mais je t’ai eu, je t’ai eu, chante-t-elle. Je suis le Mohican de Danforth Avenue. »

Elle grimpe sur son dos, sa torche balaie le dos des ouvrages sur les hautes étagères, ses bras montent et descendent tandis qu’il la fait tournoyer, elle fait la morte, se laisse tomber vers l’avant, se rattrape à ses cuisses, échappe à son emprise en virevoltant, et se retrouve, les bras humides englués de poussière et de saletés, allongée sur le vieux tapis qui fleure encore les pluies d’autrefois. Il se penche vers elle, elle tend la main pour éteindre sa torche. « J’ai gagné, hein ? » Il n’a encore rien dit depuis qu’il est entré dans la pièce. Sa tête s’abandonne à ce geste qu’elle aime tant, en partie assentiment, en partie désaccord éventuel. La lumière l’aveugle. Il éteint sa torche pour qu’ils soient à égalité dans l’obscurité.

 

Il y eut ce mois de leur vie où Hana et Kip dormirent côte à côte. Un célibat dans les formes. Ils découvrirent que l’amour était une civilisation, un pays qu’ils n’avaient pas encore atteint. L’amour de l’idée que je me fais de lui, ou d’elle. Je ne veux pas qu’il me baise. Je ne veux pas te baiser. Si jeunes, d’où leur venait cette science ? Peut-être de Caravaggio, qui, pendant ces soirées, lui avait parlé de son âge, de la tendresse qui naît à l’égard de chaque cellule de l’être aimé le jour où l’on découvre sa mortalité. C’était, après tout, un âge mortel. Le désir du garçon ne s’achevait vraiment qu’au plus profond de son sommeil, dans les bras de Hana, son orgasme dépendait davantage de l’influence de la lune, de la nuit qui étreignait son corps.

Toute la soirée son visage fin reposait contre ses côtes. Elle lui rappelait le plaisir d’être gratté, ses ongles raclant des cercles dans son dos. Une de ces choses qu’une ayah lui avait apprises, il y avait des années. Tout le bien-être, toute la sérénité qu’il avait pu connaître pendant son enfance, Kip les lui devait à elle, et non point à la mère qu’il aimait, ni à son frère, ni à son père, avec lesquels il jouait. S’il avait peur ou s’il n’arrivait pas à s’endormir, c’était l’ayah qui devinait ce qui lui manquait, qui l’aidait à trouver le sommeil, la main sur son petit dos maigre. Cette étrangère intime, du Sud de l’Inde, qui vivait avec eux, aidait à tenir la maison, préparait et servait les repas, élevait ses propres enfants dans le cocon familial. Des années plus tôt, elle avait consolé son frère aîné et connaissait sans doute mieux que les parents eux-mêmes le caractère de chacun des enfants.

C’était une affection réciproque. Si l’on avait demandé à Kip qui il préférait, il aurait nommé son ayah avant sa mère. Son amour consolateur dépassait tout amour consanguin ou sexuel. Toute sa vie, comprendrait-il plus tard, il aurait tendance à rechercher cette sorte d’amour à l’extérieur de la famille. L’intimité platonique ou, parfois, l’intimité sexuelle d’une étrangère. Il faudrait qu’il atteigne un certain âge pour le percevoir, pour seulement pouvoir se poser la question, à savoir qui il aimait le plus.

Une seule fois il sentit qu’il lui avait été à son tour de quelque réconfort, bien qu’elle eût déjà compris quel amour il lui portait. Le jour où sa mère était morte, il s’était glissé dans sa chambre et avait étreint ce corps soudain vieilli. En silence, il était allongé à côté d’elle, tout endeuillée dans sa petite chambre de domestique où elle pleurait sauvagement, cérémonieusement. Il l’avait regardée recueillir ses larmes dans une petite tasse en verre qu’elle tenait contre son visage et emporterait, il le savait, aux funérailles. Il se tenait derrière son corps voûté, sa main de neuf ans sur son épaule, et quand elle eut fini par s’apaiser, quand ses frissons se furent espacés, il se mit à la gratter, à travers le sari, puis, écartant celui-ci, à même la peau – tout comme maintenant Hana recevait cet art de tendresse, ses ongles contre les millions de cellules de sa peau, sous sa tente, en 1945, au carrefour de leurs continents, près d’une ville, dans les montagnes.

Le patient anglais: L'homme flambé
titlepage.xhtml
patient_anglaisrelu par helselene_split_000.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_001.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_002.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_003.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_004.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_005.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_006.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_007.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_008.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_009.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_010.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_011.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_012.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_013.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_014.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_015.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_016.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_017.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_018.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_019.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_020.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_021.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_022.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_023.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_024.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_025.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_026.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_027.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_028.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_029.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_030.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_031.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_032.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_033.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_034.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_035.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_036.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_037.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_038.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_039.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_040.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_041.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_042.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_043.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_044.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_045.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_046.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_047.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_048.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_049.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_050.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_051.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_052.htm
patient_anglaisrelu par helselene_split_053.htm